Journal du Docteur Lynch

Nous venons de finir d’installer les labos. Comme d’habitude, on se serait cru retourné en primaire quand il s’agissait de définir qui prenait quoi : quelle salle, quel matériel, quelles prérogatives… Dieu merci, depuis le temps j’ai appris à tirer mon épingle du jeu : j’impose, et je file avant que quiconque puisse me contredire. Évidemment, ça aide que le pauvre militaire chargé de l’intendance ait fait partie du détachement avec qui j’ai partagé une quarantaine en Arabie-Saoudite. J’ai eu un peu pitié de le laisser au milieu de cette bande de requins, mais je venais d’apercevoir Lisa. Et oui, Lisa Coleman est là aussi, voilà qui devrait rendre le séjour ici un peu moins laborieux. Une tête amicale dans toute cette foule ça ne fera pas de mal. J’espère qu’on trouvera l’occasion de combler le temps passé… Il faudrait que je lui demande le numéro de sa chambre à l’hôtel d’ailleurs.

On a reçu des ordres très stricts, mais aussi très nébuleux. Ils nous cachent certaines choses, c’est évident. Du moins, je suis à peu près sûre que certains en savent plus que d’autres : les militaires les plus hauts gradés, évidemment, et certains scientifiques qui semblent savoir précisément quoi chercher quand tout ce qu’on a nous dit – en résumé – c’est de chercher toute anomalie qui pourrait être liée à la bombe. Enfin, ce n’est pas la première fois, rien d’inhabituel là-dedans et je ne vois pas ce qu’ils pourraient nous cacher qui serait indispensable pour mes examens. Je n’ai donc pas cherché à en savoir plus. J’aviserais en temps voulu si besoin est, quitte à aller plaider ma cause comme trop souvent à mon goût devant le supérieur hiérarchique du coin. Enfin, il faudrait déjà que je sache déjà à qui m’adresser. Il s’agit d’un certain Commandant Johnson d’après ce que j’ai compris, mais je ne sais pas à quoi il ressemble. Ce n’est pas lui qui nous a fait le topo. Et ça c’est inhabituel.

J’ai traîné un peu dans les rues de la ville entre la base et l’hôtel. Les habitants sont très méfiants. Certes, je peux tout à fait comprendre ce qu’ils ressentent durant cette quarantaine – c’est loin d’être ma première après tout, je commence à en avoir l’habitude – mais je m’attendais quand même à un peu plus de… reconnaissance. Crainte, agacement, lassitude, ce sont des classiques. Mais autant de méfiance, je ne m’y attendais pas sur le territoire des Etats-Unis. Quand je soignais des étrangers, qui me voyaient comme l’envahisseur américain, ça n’avait rien d’étonnant ; mais là il s’agit quand même de l’armée américaine qui vient aider le peuple américain. Où est l’esprit patriote ? Peut-être que dans une ville aussi petite et recluse que New Way c’est trop en demander. Ils doivent avoir l’habitude de se débrouiller tous seuls… Enfin, j’arrête là avant de les représenter comme des sauvages.
C’est l’heure de dîner. Ils ont un très bon cuisinier dans cet hôtel, ça change des rations militaires.

Gregory Thompson. Ca vous dit quelque chose ? Évidemment. L’ex de Lisa, vous savez, cette histoire compliquée dont elle m’avait parlé. Oui vous voyez, eh bien oui, gagné il vit à New Way. Vous parlez d’une ironie du destin… Enfin voilà, je l’ai eu en consultation aujourd’hui. Et il y a au moins une chose sur laquelle elle était sincère : son sal caractère. Comment un médecin aussi imbuvable peut-il exercer ici ? Il a vraiment des patients ? On ne devrait pas médire sur ses collègues mais en l’occurrence il s’agit maintenant également de mon patient donc je me le permets.

Revenons-en au sujet. J’examinais Monsieur Thompson donc – en vain soit dit en passant, rien d’anormal si ce n’est son état de drogué à la vicodine, ce qui semble être tout à fait normal à ses yeux. Et alors là, catastrophe, lorsque je m’apprête à lui faire une prise de sang, il monte sur ses grands chevaux et ne veut pas en entendre parler. Maaagnifique me dis-je, m’apprêtant à appeler à la rescousse le chien de garde planter devant ma porte. Sauf que celui-ci lit dans mes pensées – tu parles – et entre pour m’annoncer que je suis demandée au labo en urgence par… je vous le donne en plein dans le mille : le Docteur Coleman. N’écoutant que mon courage et mon esprit professionnel, je vole à la rescousse de mes collègues et fuit le grand méchant loup.

Arrivée aux labos, je suis aussitôt harponnée par une dizaine de collègues. En vrac : généticiens, vétérinaires, biologistes (le tout spécialisés de ci de là) et Lisa me collent devant microscopes, caryotypes, et résultats d’analyses. A peine ai-je murmuré une remarque pensive qu’un bourdonnement d’approbation me confirme que j’ai mis le doigt sur ce qui les excite autant.

Ils travaillaient sur un lièvre d’Amérique (Lepus americanus) retrouvé à un kilomètre du point d’impact estimé, mort il y a cinq jours, soit bien après l’explosion. Mais ce n’est pas une mort douce à laquelle cette bête eut droit puisque cela devait déjà faire plusieurs semaines qu’elle agonisait d’un œdème – si j’ai réussi à tout suivre de l’explication du vétérinaire, cet homme est un nerveux qui parle plus vite que son ombre. L’examen premier révéla de nombreuses liaisons dermiques. La cause fut rapidement soupçonnée : l’irradiation chimique était la plus plausible. Examens microbiologiques plus tard, chacun s’en frotte les mains : hors la composition anormale de l’urée attestant que ce pauvre léporidé s’est goinfré d’herbe contaminée, son ADN semblait avoir décidé de muter au petit bonheur la chance (mutations létales, entraînant défection des reins, création d’œdème et bien d’autres détails très agréables offrant une mort lente et douloureuse). Pensez donc, il a réussi à réunir tous les généticiens du coin autour d’une même table, brave bête.

Moi dans tout cela ? Je fus rameutée pour débattre de la transposition de ces découvertes sur l’être humain, détail toujours très délicat. Non les reins des habitants de New Way n’allaient pas rendre l’âme les uns après les autres, à moins qu’ils ne décident de se mettre au même régime que les rongeurs et tondre la pelouse saupoudrée de produits chimiques de leur charmante ville. Mutations génétiques ? Relativement peu probable au vue des systèmes de réparation génétique mais pas impossible, tout dépend de la composition de la bombe. Cependant, si c’était le cas, les conséquences seraient probablement déjà visibles après un mois et rien d’inhabituel n‘avait été dénoté pendant les visites médicales.

Le débat dura plusieurs heures. A sept heures et demi nos estomacs nous ont convaincu d’en rester là. Aucune analyse sur les habitants de New Way n’a été concluante pour le moment, nous ne pouvons qu’attendre de nouvelles infos pour réagir.

Réunion au sommet. Scientifiques et responsables militaires réunis autour d’une table pour tirer des conclusions des découvertes réalisées jusqu’ici.
Rien. Rien d’inhabituel. Rien d’anormal. Rien de neuf après plus de trois semaines d’examens sur la population de New Way. Aucuns résultats aberrants ou inquiétants qui pourrait satisfaire la soif de curiosité des scientifiques depuis les dernières découvertes sur l’animal. Aucun résultat qui permettraient aux militaires sur qui l’inactivité pèse de trouver une cible. On pourrait croire que c’est une bonne nouvelle. Rien d’anormal, tout le monde va bien. Tous les habitants de New Way étaient bien à l’abri. Tout est parfait dans le meilleur des mondes, plus qu’à mettre fin à la quarantaine, faire ses clic et ses clac et laisser New Way en paix. Malheureusement, ce serait très utopique : parce qu’évidemment, les hauts gradés ne sont pas d’accord (certains doivent s’ennuyer tellement qu‘ils s’amusent à contrarier le bon sens et la logique même).

S’appuyant sur les dernières observations réalisées sur la faune locale qui fut irradiée par la bombe, le Major Simons s’est ingénié à nous convaincre que nous avions forcément raté quelque chose. Il fallait poursuivre les examens, les pousser plus loin. Pourquoi ? N’était-il pas tout simplement envisageable qu’il n’y ait pas de personnes contaminées ? Négatif. Il semblerait que l’armée soit convaincue que certains habitants étaient dehors au moment de la bombe. Qui ? Comment ? Pourquoi ? Cela, évidemment, ce n’est pas nos affaires. Certaines personnes avaient dû passer entre les mailles des examens, ou ceux-ci n’étaient pas assez poussés. C’était la seule idée valable que le major semblait pouvoir concevoir. Pauvre petit militaire perdu au milieu de la foule de scientifiques qui osait remettre en cause le travail de ces derniers, il n’a évidemment pas rendu un succès fou.

S’appuyant à nouveau sur l’autopsie du lièvre – et des autres mammifères qui l’on suivit – le major a réussi a regagner quelques points (il fallait avouer qu’il était bon orateur et n’avait pas reçu sa charge à la légère) en avançant des théories scientifiques (je serais bien curieuse de savoir de qui elles proviennent véritablement) défendables. Les anomalies génétiques découvertes de manière quasi-systématique sur les animaux étudiés avaient de quoi attiser l’intérêt de n’importe quel scientifique. Et l’idée que cela puisse toucher l’humain était d’autant plus… excitante pour ceux dont la curiosité scientifique est une déformation professionnelle qui prend parfois la place sur la raison.

Tous les chercheurs furent donc rapidement convaincus par la nécessité de poursuivre les examens. Oui, mais quels examens ?! On allait quand même pas prendre un cobaye et lui faire toute une batterie de tests ! Et c’est là que j’aimerais bien savoir qui a préparé le discours de ce major, parce qu’il avait tout prévu. Ponction lombaire pour l’examen cytologique en premier lieu. Si c’est ça le début, je ne veux même pas connaître la suite. La ponction lombaire est un examen connu mais aux conséquences non négligeables : douleur, effets secondaires, complications potentielles… Il était hors de question que je m’amuse à aller piquer le premier venu simplement parce que les militaires avaient un doute sur leur bonne foi ! C’était non seulement contraire à mon éthique personnelle mais également au code médical, d’autant plus – ce qui était plus que probable après qu’on lui ait expliqué en quoi consistait l’examen en question – si le patient refusait cet examen ! Auquel cas, non seulement le responsable militaire devrait invoquer la sécurité du reste de la population pour outrepasser le droit de ce citoyen, mais le praticien devrait approuver cette décision. Hors de question que j’appose ma signature sur un papier pareil tant que je n’avais pas de preuves sous les yeux.

Je ne suis pas un grand leader, ou une oratrice très douée, mais quoi qu’on en dise, la logique fait parfois loi. Mes collègues m’ont suivi. Simons m’a promis de m’apporter un nom et des preuves dans la semaine.
Plus tard ce sera, mieux ce sera.

J’avais espéré quitté mon bureau pour la semaine le cœur léger à l’idée de ne pas avoir revu le Major Simons. Note à moi-même : ne jamais douter de sa promesse. Il était à ma porte avant que je n’ai pu ne serait-ce qu’esquisser l’idée de terminer ma journée. Inutile de dire que je ne l’ai pas accueilli avec le sourire aux lèvres, encore moins lorsqu’il a déposé un dossier sur mon bureau avec ces mots : « Il a déjà été signé par le commandant. »

Nouvelle venue arrivée à New Way le jour du bombardement. Cas d’amnésie post-traumatique pendant les trois premières semaines de l’isolation probablement dû à un cas de claustrophobie. Retrouvée dans l’ abri personnel d’une vieille dame décédée d’une crise cardiaque en sa compagnie – charmant –, possibilité qu’elle y ait été invité au moment de l’alarme par la propriétaire. Forts soupçons de la part du militaire qui l’avait interrogé qu’il y ait eu rupture de l’isolation avant le mois exigé. Et… témoignage d’un voisin allant dans ce sens.

« Vous fondez votre choix sur des soupçons confirmés par de la délation ? »
« C’est un témoignage comme un autre, valide selon les règles standards. » répliqua Simons sans ciller.
« Oui, et on a vu ce que ça donnait au moment de la guerre froide. » marmonnai-je, pas convaincue le moins du monde.

Cependant, j’étais acculée. Quelques soient mes doutes sur ce ‘témoignage’, je n’étais pas juge. J’avais exigé des preuves pour appuyer des soupçons. Un témoignage était valable. Je n’avais plus aucune raison pour m’y opposer.

J’ai apposé ma signature sur le document officiel obligeant Gabriel O’Bryen à se soumettre à une ponction lombaire, pour la sécurité de l’état.
Et je vais devoir lui faire face lundi prochain. Encore faudrait-il que j’arrive à dormir avec cela sur la conscience d'ici là. Je ne suis pas assez hypocrite pour mettre cela sur le dos de Simons ou qui que ce soit. Le Major n'a même pas cillé lorsque j'ai signé. S'il n'avait esquissé ne serait-ce qu'un signe de satisfaction je crois que j'aurai pu le gifler. Ce type est d'un professionnalisme désarmant.